Que se cache-t-il derrière le concept de "main invisible" ?

5 Décembre 2008

Pour les libéraux, la métaphore de la main invisible d’Adam Smith est automatiquement associée à l’image du marché capable de rendre compatible intérêt privé et public. Pourtant, si l’on regarde d’un peu plus près les écrits de Smith, cela ne paraît plus aussi évident. Essayons d’y voir un peu plus clair dans ce "flou" théorique.



Cette article est le résumé d'un devoir que j'ai réalisé dans le cadre de mon Master I à Paris 1 Panthéon Sorbonne. Je tiens donc à remercier tout particulièrement mon professeur Jean Dellemotte (PHARE, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne) pour les informations et les arguments qui ont été nécessaires à la rédaction du devoir.

L’œuvre d’Adam Smith a joué un grand rôle aussi bien en philosophie morale qu’en économie. En effet, la Théorie des sentiments moraux (désormais TSM) et la Richesse des nations (désormais RN) sont, chacun dans leur domaine, des ouvrages majeurs. La RN a ainsi permis à l’économie de s’émanciper des autres sphères et de devenir ainsi une science à part entière ayant son propre objet et ses propres méthodes.

On retient en particulier de son œuvre la métaphore de la "main invisible". L’association instantanée opérée par le public entre Smith et cette métaphore en est la preuve. Pourtant cela peut sembler assez paradoxal puisque l’auteur ne l’emploie qu’à trois reprises dans toute son œuvre. Un tel paradoxe peut venir du fait que de nombreux économistes ont voulu voir dans ce concept les bienfaits du marché. On a ainsi associé, sans discussion, la « main invisible » au système de prix de marché ou à l’harmonie des intérêts, se servant ainsi de la métaphore comme fer de lance de leurs théories sur le libéralisme économique. Mais si l’on regarde de plus près les trois textes dans lesquels l’auteur emploie cette métaphore, on s’aperçoit que ces différents extraits sont très hétérogènes. Ce qui constitue un obstacle à une interprétation univoque. Quel sens donner alors à la "main invisible" ?

Vers une vision hétérogène de "la main invisible"

La métaphore de la "main invisible" apparaît pour la première fois dans un essai intitulé "De l’origine de la Philosophie". Dans cet extrait, la "main invisible" représente la pensée préscientifique : c’est-à-dire qu’elle est utilisée pour expliquer des phénomènes que l’on ne peut prévoir : "C’est par la nécessité de leur propre nature que le feu brûle, et que l’eau rafraîchit ; que les corps lourds tombent, et que les substances plus légères s’envolent ; et jamais l’on ne redoutait que la main invisible de Jupiter fut employée en ces matières". La philosophie naît donc de l’interrogation vis-à-vis de phénomènes irréguliers. Le rôle du philosophe est d’expliquer l’invisible par l’invisible par l’intermédiaire de principe. La "main invisible" décrit ici un défaut d’explication et non un principe ou une théorie. Ainsi, il est intéressant de remarquer que les occurrences de "invisibles" - qui apparaissent à cinq reprises dans cet extrait – sont tous associées à des phénomènes inexpliquées. A travers ce texte, on voit bien que Smith est conscient que derrière chaque phénomène – même le plus irrégulier - se cache(nt) un ou des principes pouvant l’expliquer.

La métaphore de la "main invisible" est aussi présente dans la TSM. Dans cet extrait, Smith l’utilise afin de rallier le point de vue de Mandeville vis-à-vis du bien fondé des dépenses de luxe. Mandeville dans La Fable des abeilles (1704) montre que les vices privés entraînent la vertu publique. Ainsi Smith montre que tout en poursuivant leurs propres intérêts, les riches permettent le bon fonctionnement de la société : "Ils sont conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants ; et ainsi sans le vouloir, sans le savoir, ils servent les intérêts de la société et donnent les moyens à la multiplication de l’espèce".

Cependant, il est intéressant de remarquer que Smith a un avis plus nuancé que Mandeville. En effet, Smith utilise l’expression "à accomplir presque la même distribution des nécessité de la vie". Il a donc bien conscience que la répartition n’est pas identique mais elle est tolérable puisque selon lui, lorsque "la Providence partagea la terre entre un petit nombre de grands seigneurs, elle n’oublia ni n’abandonna ceux qui semblaient avoir été négligés dans la répartition". L’intervention de la Providence dans l’argumentation de Smith est intéressante car elle donne à la métaphore de la « main invisible" une nouvelle dimension : une dimension religieuse. Enfin, Smith lie la "main invisible" à l’allocation de capital ("distribution des nécessités de la vie") et non à l’économie en général.

Dans la RN, la "main invisible" apparaît aussi dans l’argumentation de Smith en faveur du libre-échange, au contraire des mercantilistes qui prônaient le protectionnisme. Dans cet extrait, Smith décrit de façon très précise le processus qui se cache derrière la "main invisible". Pour cela, il se met à la place d’un capitaliste qui cherche à placer des capitaux là où cela lui sera le plus avantageux. On voit ici la deuxième rupture avec les mercantilistes : pour Smith, la richesse est matérielle et non monétaire et elle passe par une accumulation de biens marchands.

Premièrement, l’auteur montre que le capitaliste va placer ses capitaux vers l’industrie domestique pour limiter les risques. Ce que nous appellerions aujourd’hui le motif de précaution. Deuxièmement, il va placer son capital vers le profit espéré le plus élevé, ayant ainsi la plus grande rentabilité espérée. Si l’on additionne ces deux effets, on se rend compte que dans son propre intérêt, le capitaliste contribue à la fabrication maximale de richesse et cela sans le vouloir, comme si une "main invisible" le guider : "En préférant soutenir l’activité domestique que l’activité étrangère, il ne vise que sa propre sécurité ; et, en dirigeant cette industrie de façon que son produit puisse être de plus grande valeur, il ne vise que son propre gain. Et il est en ce cas comme en bien d’autres, conduit par une main invisible pour faire avancer une fin qui ne faisait point partie de son intention". Ce texte montre bien que Smith est conscient que derrière la métaphore de la « main invisible » se cache un processus lui aussi invisible. "La main invisible" n’est donc pas un principe en elle-même mais elle en cache un. Il est aussi intéressant de souligner que "Et il est en ce cas comme en bien d’autres, conduit par une main invisible" montre bien que Smith avait conscience que la "main invisible" pouvait s’appliquer à d’autre cas.

L’hétérogénéité de ces extraits constitue un obstacle à une interprétation univoque. Ainsi, il est impossible -et il serait réducteur - de vouloir donner à cette métaphore un seul sens. Tout comme un mot peut avoir plusieurs sens - en fonction du contexte dans lequel il est employé -, le concept de "main invisible" peut lui aussi avoir plusieurs sens.

La "main invisible", une vision économique

De nombreux commentateurs et la majorité des travaux de vulgarisation, ont associé sans discussion la « main invisible » au système de prix de marché qui permettrait, selon eux de réguler à la fois l’économie et l’ordre social. On peut ainsi lire : « La confiance de Smith dans la mission civilisatrice de la main invisible supposait implicitement un ordre impérial qui régirait souverainement le marché mondial » Nous pouvons déjà dire que cette vision est complètement erronée. En effet, Smith dans toute son œuvre n’y fait aucune référence lorsqu’il parle de la « main invisible ». Ainsi la « main invisible » ne fait allusion qu’à l’allocation de capital et non à l’économie en général comme le fait remarquer Schumpeter dans « L’histoire de l’analyse économique ». De plus, pour Smith, il n’est nullement question de régulation politique mais de création de richesse ; or la création de richesse ne garantit pas pour autant la paix sociale. Bien au contraire, si on lit attentivement l’œuvre de Smith on s’aperçoit qu’il y a de nombreux effets pervers : la création de richesse crée des inégalités qui à leur tour peuvent entraîner un désordre social, et la division du travail tend à abrutir la masse ouvrière. La volonté de voir dans « la main invisible » tous les bienfaits du libéralisme est à condamner car Smith avait conscience des limites du libéralisme. Ainsi, Smith était favorable à faire des entorses à la liberté si celle-ci était contradictoire avec l’intérêt social. Amartya Sen a écrit de nombreuses pages pour réhabiliter un Adam Smith qui était « loin d’être l’inventeur de la main invisible que décrivent les ultralibéraux ».

Cependant, une vision économique - plus nuancée- peut apporter une meilleure approche de la « main invisible ». L’économie peut être capable de décrire une partie de ce qui se cache derrière la « main invisible » mais elle ne peut en aucun cas s’y soustraire complètement comme l’a voulu une grande majorité des économistes.

La "main invisible", une vision philosophique

Elie Halévy, dans « La formation du radicalisme philosophique », développe la thèse de l’ « identité naturelle des intérêts ». Le radicalisme philosophique ou l’utilitarisme est un courant de la philosophie morale selon lequel les actions doivent être jugé selon la somme des bonheurs et des douleurs qu’elles entraînent. On peut reprendre la formule devenue célèbre d’Hutcheson : « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Cela porte l’accent sur un problème crucial : comment s’articulent les conduites privées au bien commun ? Halévy pense avoir trouvé, chez Smith la thèse de l’ « identité naturelle des intérêts » : c’est-à-dire qu’il existe une harmonie spontanée entre intérêt privé et public.

Cette approche peut déjà être contestable puisque c’est passer sous silence que Smith a exposé, dans la TSM, un système de morale reposant sur le concept de sympathie. Donner le sens d’ « harmonie des intérêts » à la « main invisible » n’est pas complètement faux : en effet, dans les extraits de la TSM et de la RN que nous avons étudiés, on retrouve bien cette idée. En effet, en poursuivant leurs propres intérêts, le capitaliste et le propriétaire permettent d’aboutir à l’intérêt public.

Même s’il n’y a pas d’explication des mécanismes du marché autorégulateur, on peut croire que la « main invisible » permet à la recherche individuelle des intérêts d’assurer l’intérêt général. Mais, dans d’autres passages de la RN et de la TSM, on trouve des contradictions à ce phénomène. Ainsi, dans la RN, lorsqu’il décrit la fixation du salaire, il a parfaitement conscience que lorsqu’il y a deux intérêts contradictoires, c’est le plus fort qui l’emporte. Dans ce cas-là, on voit bien qu’il n’y a pas d’harmonie : « Elle vient d’un ordre d’hommes, dont l’intérêt n’est jamais exactement identique avec celui du public, qui a généralement un intérêt à tromper le public, voir à l’opprimer, et qui par conséquent l’a, en maintes occasions, trompés et opprimés ». Cette vision de « la main invisible », bien que plus cohérente que la première, montre bien ses limites.

On pourrait alors donner à « la main invisible » le sens d’ « identité artificielle des intérêts » : l’harmonie n’est pas immédiate : c’est donc à un législateur d’effectuer une telle identification. Ainsi, il nous semblerait que la métaphore puisse avoir une meilleure signification si l’on voit à travers elle la relation entre intérêt privé et public dans un sens « large » ; c’est-à-dire réunissant toutes les thèses expliquant l’articulation du privé au public

La "main invisible", une vision religieuse

La « main invisible » traduit l’idée, que l’on retrouve de façon régulière chez Smith, que l’action individuelle – orientée vers son intérêt privé ou non- a toujours des conséquences non intentionnelles (« sans le vouloir, sans le savoir ») et parfois bénéfiques. En effet, selon Smith, l’homme ne peut pas comprendre toutes les conséquences de ses actes. Idée que l’on retrouve dans le schéma hégélien des ruses de la nature : la Providence emploie des voies détournées pour arriver à ses fins, mais aussi chez Marx lorsqu’il écrit : « Les hommes font la société mais ne savent pas la société qu’ils font ». L’univers est régi par un être ou par une nature bienveillant(e) dont l’objectif est le bonheur de tous mais qui n’a pas donné à la raison humaine les soins de découvrir les moyens les plus propres, les plus adéquats à atteindre un tel objectif. La Providence emploie donc des voies détournées : et si cela nous apparaît contradictoire, ce n’est qu’en apparence : « les voies du Seigneur sont impénétrables ». Ainsi, lorsque Smith écrit : « Quand la Providence partagea la terre entre un petit nombre de grands seigneurs, elle n’oublia ni n’abandonna ceux qui semblaient avoir été négligés dans la répartition », on voit bien que la Providence joue un rôle directeur dans l’Univers. L’Univers est alors une machine dont seul le créateur - Dieu ou la nature- est capable d’en comprendre les rouages. Le rôle du philosophe est alors de tâcher de comprendre quelques mécanismes de la machine. On retrouve ici l’idée développée dans l’extrait de « la naissance de la philosophie ».

La « main invisible » n’apparaît alors plus comme un principe ou une théorie mais au contraire, comme un manque de connaissance de l’Homme, qui s’en remet alors à la Providence.

Une vision "générale" est-elle possible ?

A travers tous les sens qu’on lui a donnés, on voit bien que la « main invisible » est un concept difficile à cerner. Cependant, on comprend bien que derrière cette métaphore se cache(nt) un ou des principes permettant d’expliquer les conséquences de nos actions. La "main invisible" apparaît alors comme un défaut de compréhension du monde réel que chacun des sens que nous avons étudié va permettre d’éclairer en partie. Ainsi, l’économie permet d’expliquer que le capitaliste, en ne pensant qu’à lui-même contribue à l’intérêt général, et l’identité naturelle des intérêts permet d’expliquer, en partie, que le propriétaire contribue à une meilleure répartition alors qu’il ne visait que son intérêt. Et la conséquence directe de cette vision englobante nous conduit à appréhender le monde comme une machine pouvant être conduite par la Providence. Chaque individu influant sur les autres membres de la société à travers des phénomènes d’externalités, que seule la Providence peut appréhender de façon cohérente.

Ces différentes approches ne sont pas fondamentalement contradictoires ou opposées. Elles se complètent l’une l’autre pour donner au concept de la « main invisible » une dimension en relief. Tout comme on ne voit pas un objet de la même façon en fonction de l’angle de vu ; on ne peut donner qu’un même sens à la "main invisible" en fonction du principe que l’on cherche à identifier derrière cette métaphore.